1 vendredi / 1 nouvelle – A la caisse
Je continue donc mon challenge « nouvelles ». Cette semaine c’est marylor que je remercie pour le thème proposé : attente à la caisse. J’espère que la nouvelle lui plaira..
A la caisse
Il fait beau lorsque j’arrive devant le supermarché. J’ai quelques minutes d’avance. Je profite des rayons du soleil avant d’entrer et de m’enfermer pendant plusieurs heures, assise à ma caisse. Sans voir la lumière du jour. Ceux qui travaillent dans des bureaux ne connaissent pas leur chance d’avoir une fenêtre, de pouvoir regarder dehors. Moi je n’ai pour seule lumière que celles des néons. Pour seul paysage que les boutiques de la galerie commerciale. Et ce bruit.. Incessant. Insupportable avec les années… Difficile à décrire et à imaginer pour qui n’a jamais passé ne serait-ce que 3heures d’affilée dans un supermarché. C’est un brouhaha de voix, de cris, de pleurs d’enfant, le tout mélangés au bruit des caddies, aux bips des scannettes… Je pense qu’il y a de quoi devenir folle à la longue. Et les jours d’affluence, il faut ajouter à cela la nervosité des clients, leur agressivité parfois.
Pourtant j’aimais ce boulot au début. On voit du monde, c’est ce que je me plaisais à dire. Le monde c’est pas ce qui manque, pour sûr. Et de tous horizons.
La petite grand-mère qui n’achète que peu à la fois, mais qui revient tous les jours. Comme pour voir des gens. Comme pour remplacer la famille qui ne vient plus chez elle, qui s’en fiche.
La mère de famille qui vient avec ses enfants parce qu’elle n’a pas le choix. Qui arrive à la caisse comme on passe la ligne d’arrivée d’un marathon, épuisée, en nage. Dans sa hâte à sortir de la avec ses gamins hurlants, elle aura oublié des choses. Elle sera obligée de revenir.
Le célibataire qui ne sait pas cuisiner et s’achète une montagne de plats préparés. Et une fois par an un stock de chaussettes.
La gourmande qui n’arrive pas à sortir du dilemme régime/plaisir et qui cumule dans son caddie des produits minceurs et autres yaourts 0% mais également des gâteaux au chocolat et paquets de bonbons. Pour compenser sans doute les soirs de déprime où le régime est trop dur.
L’économe qui ne prend que des produits avec des réductions. Qui demande un ticket distinct par produit pour pouvoir se faire rembourser. Qui doit avoir chez lui un stock de lessive pour tenir jusqu’à la fin de sa vie. Au moins.
Au début c’est comme un jeu. On essaie de deviner la personnalité des gens en fonction des articles qu’ils achètent. On essaie de deviner s’ils sont heureux ou malheureux. On s’invente des histoires à partir des articles que le tapis déverse. Pour que le temps passe plus vite.
Et puis, au bout de quelques années, le jeu est moins drôle. C’est comme tout on se lasse. Ne reste que les mauvais côtés. Les gestes répétitifs. Et la mauvaise humeur des gens. Qui en ont marre de faire les courses. Qui trouvent que tout est trop cher. Qu’il y a trop de monde. Qu’on attend trop à la caisse. Qui ne dise même pas bonjour. Et encore moins au revoir ni merci.
Je regarde l’heure sur ma montre. Il est temps d’y aller je vais finir par être en retard à rêvasser comme ca sous le soleil. Je récupère mon poste du jour. Caisse n°8. La caisse prioritaire…
A peine je suis installée que déjà deux personnes se précipitent trop heureuses de ne pas avoir à faire l’interminable queue de la caisse d’à côté. Je soupçonne parfois les gens d’errer dans le magasin en attendant qu’une caisse se libère, juste pour ne pas avoir à attendre leur tour derrière une file de caddie.
La journée se déroule sans anicroche. Quelques oublis de pesée de sachets de fruits, des codes barres qui ne passent pas. La routine. Puis c’est au tour d’une femme enceinte. Sans doute très enceinte si j’en crois la circonférence de son ventre. Elle commence à poser ses articles sur le caddie, des paquets de couche, des boites de lait, des tétines. En prévision de l’heureux évènement. Puis au bout de quelques minutes, un monsieur âgé se présente derrière elle avec une canne.
– « Vous permettez madame, je passe devant vous, j’ai du mal à marcher.
– Et moi je suis enceinte au cas où vous ne l’auriez pas vu. J’ai mal au dos.
– Oui mais vous êtes jeune vous. Moi je suis handicapé. A cause de la guerre. Vous les jeunes vous n’avez pas connu tout ca. Et puis c’est le respect que vous devez aux ainés
– Je n’ai peut-être pas fait la guerre, mais la station debout m’est pénible au moins autant que vous… »
Le ton monte rapidement, chacun y allant de ses arguments. Je tente d’intervenir et de leur faire comprendre qu’il n’y a pas de hiérarchie dans la priorité, ni dans le handicap. Que madame était là la première…
Le vieux monsieur m’adresse un regard méprisant.
– « Je crois que je n’ai pas de leçon à recevoir d’une simple caissière me dit-il. Vous, vous passez votre temps assise sur cette chaise. Vous n’êtes pas handicapée, vous ne pouvez donc pas comprendre. Vous n’avez pas fait la guerre. Moi si. Et j’y ai perdu l’usage de ma jambe. Pour quoi ? Pour défendre votre liberté ! alors le moins que vous puissiez faire c’est me respecter et m’accorder la priorité.
– Je ne vois pas le rapport monsieur. Et s’il faut que vous fassiez des reproches à tous ceux n’ayant pas fait la guerre, vous en avez pour un petit moment ! Manifestement faire la guerre ne vous a pas épargné de devenir con !
– …
– J’ai dit con ?? Oui j’ai dit con ! Parce que monsieur avec toute le respect que je vous dois, vous êtes un con ! Vous vous croyez fort parce que vous êtes de l’autre côté de la caisse ! Vous vous croyez tout permis parce que vous êtes client. Et bien non. Des gens comme vous, j’en supporte depuis des années. Toujours plus aigris, toujours plus méchants. J’essaie de faire mon travail du mieux que je peux. Mais vous ne m’adressez même pas un regard, si ce n’est un regard condescendant. Et oui j’ai beau n’être qu’une simple caissière, j’ai aussi du vocabulaire. C’est à cause de gens comme vous que tout ceci m’est devenu pénible. Alors vous savez quoi, vous allez vous débrouiller tout seul. J’en ai marre moi. Je m’en vais !
Et sous les yeux de tous les clients qui se sont délectés du spectacle, petit intermède distrayant leur longue attente, je me lève et je quitte ma caisse. Je traverse la galerie marchande à grandes enjambées. De l’air, il me faut de l’air….
Je me réveille en sursaut. Il est 8h. Comment se fait-il que mon réveil n’ait pas sonné ? Il faut que je me dépêche, je vais être en retard pour prendre mon poste. Je suis caissière. Depuis 35 ans.
J’ai adoré!!!!
très bien écrit !! un peu « triste » pour le réveil !!
Merci pour le compliment !!! Faut que j’essaie de sortir de ce cote tristesse et nostalgie.. La nouvelle precedente est aussi un peu comme ca ! Promis la prochaine j’essaie