1 vendredi / 1 nouvelle – Déni
Déni
– Madame, vos crampes abdominales sont tout sauf inquiétantes. Vous êtes seulement sur le point d’accoucher !
– Qu’est-ce que vous me racontez ? Vous avez bu ou quoi ? Je sais que je n’étais pas très attentive en cours de biologie mais je sais quand même que pour accoucher il faut être enceinte. Attendre un bébé quoi. Et ce n’est pas mon cas ! Je ne suis pas enceinte. Donc je ne peux pas être sur le point d’accoucher. CQFD
– Il se trouve que moi j’étais plutôt attentif en cours de biologie, et que j’accouche des femmes depuis des années. Et là, je peux vous dire avec certitude que vous êtes sur le point d’accoucher. Et je peux même vous dire que c’est pour dans quelques minutes à peine. Qu’il ne va donc pas être possible de poser une péridurale et que sans doute cela risque d’être douloureux. J’ai besoin de vous. Il va falloir mettre au monde votre bébé madame.
Non, c’est un cauchemar, elle va se réveiller. Depuis hier elle a des douleurs abdominales mais ça va se passer. C’est vrai que ce matin les choses ont empiré. Elle a même eu du mal à se lever de son lit tellement la douleur était forte. Eric était inquiet de la voir comme ça. Il lui a suggéré de s’arrêter aux urgences pour se faire examiner. Il est toujours si attentionné.
Elle n’en revient toujours pas d’avoir rencontré un homme comme lui. Elle a toujours eu tendance à s’accrocher aux mauvaises personnes, à celles qui la feraient souffrir, qui la manipuleraient ou qui la trahiraient sans aucun scrupule.
Elle a collectionné les histoires pourries, les nuits sans lendemain. Jusqu’à Eric. Leur rencontre était digne d’un film sentimental. Elle courrait, pressée dans les rayons du supermarché, lui regardait son téléphone, le choc était inévitable. Elle était gênée, il a ri, ils se sont plus. C’était si simple. Comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Elle s’était installée chez lui, il l’avait demandé en mariage, elle avait dit oui.
Oui, c’était si simple. La semaine prochaine ils fêteront leur premier anniversaire de mariage. Elle a envie de lui offrir un petit cadeau, juste pour marquer le coup.
Quand ce médecin l’aura enfin lâché, qu’il lui aura donné des médicaments pour calmer les douleurs, elle ira flâner dans les boutiques. Oui, parce qu’il est évident qu’elle ne peut pas être enceinte. On se rend compte de ce genre de choses non ? On a un gros ventre, on sent le bébé qui bouge. Non ce n’est pas possible, on ne peut pas être enceinte et ne pas le savoir. Quand elle y réfléchit elle n’a pas eu ses règles depuis plusieurs mois. Mais elle n’a jamais eu de règles régulières, et ça depuis qu’elle est adolescente alors elle ne s’est pas inquiétée. Mais ça ne veut rien dire. Non ça ne veut rien dire, elle le saurait si elle était enceinte.
– Vous vous trompez ! Je vous assure, je ne suis pas enceinte. D’ailleurs je vais m’en aller, j’irais dans une pharmacie pour des antidouleurs, ça va passer.
Elle tente de se lever de la table, mais elle est clouée par une contraction qui lui vrille les reins et le bas ventre.
– Ca y est, nous y sommes, votre bébé est là. Poussez ! Allez-y, poussez !!
– Non ce n’est pas possible, ce n’est pas possible. Qu’est-ce qu’il m’arrive ?!
La tête lui tourne, elle a du mal à respirer. Enceinte ? Non… Elle sanglote, elle a mal. Elle va vomir, la douleur est de plus en plus forte. Elle hurle. Elle panique. Elle a peur. Elle a mal
– C’est fini, c’est fini. Félicitations !! Vous avez un magnifique petit garçon !
On lui pose sur elle un être sanguinolent. Il pleure. Nan, nan c’est impossible il ne pouvait pas être dans son ventre. Il est si gros. Elle l’aurait senti. Ça ne peut pas être son bébé. Ça ne peut pas.
Elle se débat. C’est un cauchemar. Elle va se réveiller. Eric sera là. Elle lui racontera qu’elle a fait un drôle de rêve. Ils en riront. Il lui dira « et si on faisait un bébé ? Tu sais j’en meurs d’envie ». Elle lui dira qu’elle aussi. Ils feront l’amour et ils espéreront la venue d’un bébé. Oui voilà c’est comme ça que cela doit se passer.
Elle découvrira les deux petits traits roses sur le test, ceux dont tout le monde parle. Elle aura des nausées. Elle sentira des petites bulles. Elle entendra son cœur battre à l’échographie. Ils lui choisiront un prénom. Ils achèteront des petits pyjamas. Elle le sentira bouger, donner des coups. Elle aura mal au dos. Elle aura du mal à dormir. Elle ne pourra plus enfiler ses chaussures. Elle se plaindra qu’elle en a marre, qu’elle a hâte que le bébé soit là.
Oui c’est comme ça que ça doit se passer. C’est comme ça que l’on devient maman, que l’on fait un bébé avec son mari.
Elle a du mal à respirer, elle étouffe ici, elle ne veut pas de ce bébé qui est sur elle, ce n’est pas son bébé, ni celui d’Eric. Ils ont du faire une erreur. Elle le repousse, elle se débat, elle pleure. Elle entend vaguement que l’on va lui donner un calmant, que ça ira mieux quand elle se sera calmée. Comment est-ce que cela pourrait aller mieux ? On vient de lui faire croire qu’elle était enceinte, on vient de lui poser un bébé qu’elle ne connait pas sur son ventre. Ça ne peut pas aller mieux.
Les sons deviennent étouffés, elle se sent comme dans du coton, elle ferme les yeux, elle est bien.
Quand elle reprend connaissance, elle est allongée dans un lit, dans une chambre inconnue. Le soleil de ce mois de juin inonde la pièce. Les murs sont d’une jolie couleur lavande. Elle se demande où elle est, puis elle se rappelle le cauchemar, la prétendue grossesse, le bébé…
– Tu deviens folle ma pauvre fille, il va falloir te faire soigner !
Et puis, elle tourne la tête et aperçoit le berceau. Là, tout près de son lit. Avec un petit garçon endormi. Il est tout rose, il dort à poings fermés, la tête tournée vers elle, les deux bras écartés au-dessus de sa tête. Il a un petit bonnet bleu et un pyjama bleu. Elle rapproche le berceau pour le regarder de plus près. C’est Eric qu’elle a devant elle. La même bouche, le même menton. Il n’y a pas de doute, ce bébé est le bébé d’Eric. Mais comment est-ce possible ?
Il y a sur le haut du berceau une petite carte qui indique le jour et l’heure de la naissance du bébé. Mais, il n’y a pas de prénom. Comment pourrait-il y en avoir un ? Elle ne savait même pas il y a trois heures qu’elle était enceinte… Comment a-t-elle pu louper ça ? Comment une mère peut-elle ne pas se rendre compte qu’elle est enceinte ? Des milliers de questions se bousculent dans sa tête. Elle se sent en dessous de tout. Pourtant elle n’est pas stupide, elle a des copines autour d’elle qui ont été enceintes. Elle sait comment ça fonctionne. Alors pourquoi ça n’a pas marché avec elle ? Oui, pourquoi ? Comment va-t-elle faire ? Qu’est-ce qu’elle va dire à cet enfant ? Est-ce qu’elle pourra l’aimer alors qu’elle n’a pas pu créer de lien ? Ce lien si fort dont parlent toutes les femmes enceintes ?
Elle repense à sa copine Noémie qui a dû adopter parce qu’elle et son mari n’arrivait pas à avoir d’enfant. Elle n’a pas été enceinte et pourtant quand on la voit avec sa fille, personne ne peut douter un seul instant de l’amour qu’elle lui porte.
Il remue, et commence à pleurer. Elle est désemparée, elle ne sait pas ce qu’elle doit faire. Elle l’attrape délicatement et le prend dans ses bras. Il ouvre les yeux.
– Bonjour toi. Ne pleure pas s’il te plait… Je ne vais pas te mentir, j’ignore qui tu es. Toi tu me connais peut-être, oui parce que tu étais à l’intérieur de moi. Mais moi, je ne te connais pas. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Je ne sais pas comment c’est possible un truc pareil. Mais je te jure que ce n’est pas ta faute. Oui, je te le jure. Si j’avais su que tu étais là, si seulement j’avais su. Comment on va faire toi et moi hein ? Comment on va se remettre de cela ? Tu crois que l’on va y arriver ? Tu crois que je suis assez forte pour te faire oublier ça ?
Il la regarde. Il serre fort sa toute petite main sur son doigt. Comme s’il voulait lui dire quelque chose. Comme s’il voulait lui dire que ce n’est pas grave. Qu’ils ont toute la vie devant eux pour se rattraper. Elle est là pour lui maintenant et c’est tout ce qui compte.
– Tu ressembles tellement à ton papa. Mon dieu, ton papa.. Il faut que je le prévienne. Comment je vais pouvoir lui annoncer…
Elle reposé le bébé qui s’est rendormi dans son berceau. Elle repère son sac à main posé sur la chaise à côté du lit. Elle fouille quelques secondes dedans pour trouver son téléphone.
Elle tourne la tête vers le berceau. Elle est maman. Elle a un fils. Elle cherche le numéro d’Eric dans le répertoire, avec ses émotions elle n’arrive plus à se souvenir des chiffres. Ça sonne.
Elle est maman. Elle a un fils.
– Allo, chérie c’est toi ?
– Oui c’est moi. Ecoute j’ai quelque chose à te dire, c’est un truc énorme. Il faudrait sans doute que tu sois la pour que je te l’annonce, il faudrait sans doute que je te demande de t’asseoir.. Je ne sais pas comment je peux t’annoncer un truc pareil, mais je te jure que je ne savais rien, je te jure !!
– Tu me fais peur, qu’est-ce qu’il se passe ?
– Nous avons un fils Eric. Tu es papa.
Médicalement, le déni de grossesse se définit par le fait d’être enceinte sans être consciente de l’être. Comme la psyché n’a pas conscience de la grossesse, le corps lui aussi joue le jeu et s’évertue à cacher la grossesse.
Le corps s’adapte anatomiquement à cette grossesse dissimulée : l’utérus se positionne différemment. Au lieu de basculer vers l’avant, il se développe en hauteur. Pour se cacher, le fœtus se place sous les côtes de sa mère, avec une présentation en siège qui rend le ventre moins proéminent. De plus les muscles de l’abdomen ne se relâchent pas et le ventre reste alors parfaitement plat, trompant ainsi la mère et son entourage.
Le déni total de grossesse (jusqu’au jour de l’accouchement) concerne environ 1 naissance sur 1245.
Ça m’a toujours fasciné ce dénis de grossesse, ce que peuvent faire le corps et le cerveau, c’est incroyable…
Oui moi aussi. Ca me fascine. ET me fait peur en même temps.. Si jamais cela m’arrivait ? J’ai lu qu’on pouvait continuer à avoir ses règles normalement pendant toute la grossesse.. C’est impensable…
Oui moi aussi des fois je me pose cette question, difficile de savoir comment on réagirait. Comme tu le dis dans ton texte on a besoin de ces 9 mois pour se faire à l’idée et rencontrer son enfant !
Ah je confirme qu’il faut 9mois, persojj’en ai eu que 7 et sans aucun doute ça a fait une différence de préparation psychologique ! Jimagine mm pas quand pr les femmes qui ont eu un deni et donc qq mois voir qq jrs ou qq min pr se préparer…
Très beau texte. Non seulement on suit très bien le personnage dans les évènements mais en plus dans les émotions… la chute est juste parfaite : les mots sont posés et partagé au mari, la prise de conscience de l’existence de ce petit être est faite !
Bravo !
Merci beaucoup pour tous ces gentils compliments !! 🙂
Tu n’as finalement pas eu besoin de moi pour l’écrire ce texte ! Je pleure à Disney, c’est malin !
Oh bah faut pas ma belle !!!! Je te dedie cette nouvelle !!! Tu sais pq !
C’est rigolo, nous en parlions il n’y a pas longtemps avec Papa Crevette… ça m’a toujours interrogée : les dénis de grossesse. Ce texte est encore une fois très beau. Et merci pour les compléments d’informations 🙂
Je me disais aussi, pas de commentaire de ma crevette ??!!! Je m’inquietais !!!! 😉
très joli texte pour une situation vraiment pas génial….
Merci !!! J’imagine en effet comme cela doit etre dur !! 🙂
Oh oui et de rien ! 🙂
Tellement bien écrit qu’on si croierait, on aurait pu penser que c’était toi, tellement à travers ton écriture on ressent les émotions ! Presque les larmes aux yeux !
Et non je n’ai pas vecu ca !!! Donc ton compliment me fait tres plaisir !!! Ca signifie que j’arrive a faire passer des emotions dans mes textes et c’est tres important pour moi ! 🙂
Une sur 1200 c énorme en fait… C’est un truc qui m’a toujours fascinée !!! Je te conseil ce livre qui est vraiment fort sur le déni (sous toutes ses formes) et pour ça RDv sur Twitter
J’ai vu !! Merci !! Et contente que le texte t’ait plu ! Oui moi aussi ca me fascine.. Autant que ca me fait peur..